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Le Vannon

Le Vannon

Histoire(s) de la vallée de la Saône et du Vannon


A Membrey, on aime bien se promener aux "Portes de Garde"...au fait, c'est quoi ?

Publié par Jean Pierre VIENNEY sur 30 Octobre 2017, 11:15am

Catégories : #La Saône

Les Portes de Garde protègent la dérivation de la Saône lors des crues fréquentes chaque hiver.

Les Portes de Garde protègent la dérivation de la Saône lors des crues fréquentes chaque hiver.

Reculons nos montres de... deux siècles!

On est aux environs des années 1818-1820, Napoléon est à Sainte-Hélène et les frères de Louis XVI se succèdent au pouvoir. D'abord le Comte de Provence, propriétaire du château de Gray, sous le nom de Louis XVIII de 1815 à 1824 puis le Comte d'Artois sous le nom de Charles X de 1824 à 1830.

Avec leurs ministres, ils voient se développer une économie industrielle nouvelle et sont préoccupés par le développement important et rapide, en particulier en Grande Bretagne, de l'exploitation minière, de la sidérurgie qui accompagnent la naissance du chemin de fer et nécessitent de plus en plus de moyens de transport pour le charbon, le bois et le fer.

Le transport fluvial est, à l'époque, avec ses péniches pouvant transporter facilement 250 tonnes, le mieux adapté à la nouvelle donne économique.

Le gouvernement souhaite que la France ne soit pas distancée par son éternelle rivale, aussi, deux lois, le 5 août 1821 et le 14 août 1822, prévoient la création (et le financement par emprunt) sur tout le territoire national de 15 lignes navigables ce qui représente l'aménagement de 2500 km de rivières et canaux équipés de plus de 1000 écluses.

En 1830, la situation est la suivante:

La révolution ouvrière de juillet est dépossédée de son objectif républicain et c'est, contre toute attente, le cousin des Bourbons, le duc d'Orléans, qui s'installe au pouvoir sous le nom de Louis- Philippe Ier. Les grandes familles de banquiers soutiennent le régime et vont favoriser ses grands projets d'équipement du pays.

L'administration est dominée par une technocratie très compétente constituée d'ingénieurs polytechniciens issus de L'Écoles des Mines ou de celle des Ponts-et-Chaussées.

Le gouvernement craint la "classe ouvrière" souvent prompte à la révolution et inspirée par l'exemple anglais. La-bas, la lutte contre le "sweating system" a souvent pris des dimensions extrêmes comme le luddisme qui ne prône rien moins que la destruction de l'outil de travail et des usines.

Louis-Philippe souhaite "occuper le peuple" pour éviter les mouvements sociaux et les éventuels soulèvements.

 

L'état français dispose donc de moyens et il a:

-L'argent, sous forme d'emprunt, auprès de banquiers influents.

-Les ingénieurs, souvent disciples de Saint-Simon, conscients de leur rôle civilisateur et capables de diriger les travaux.

-Les ouvriers dont on se méfie depuis la Loi Le Chapelier de 1791 et à qui il faut donner du travail.

Les conditions sont donc réunies pour faire naître de grands projets dont la portée est à la fois politique, économique et sociale.

La France va s'équiper de voies navigables (le plan Becquey), de chemins de fer centrés sur Paris (l'étoile de Legrand) et aussi...de fortifications impressionnantes comme par exemple celles de Langres et ses environs!

Pendant ce temps...sur la Saône, tout est calme...très calme!

Pendant ce temps...sur la Saône, tout est calme...très calme!

Mais au fait...revenons aux dérivations de la Saône!

Le 30 juin 1835 la "loi relative au perfectionnement des fleuves et rivières" est promulguée. Dans son article consacré à la Saône, elle précise: "il sera en outre consacré, en 1836, au perfectionnement de la navigation de la Saône: 450 000 Francs, idem pour 1837, 38, 39, et 40."

Entre Port-sur-Saône et Gray la Saône parcourt 53 km et son niveau descend de 24 mètres soit une pente moyenne de 39 centimètres par kilomètre.

En 1835 il existait déjà 9 anciens barrages servant à alimenter des usines et aménagés de "pertuis" pour le flottage des bois. Il fut décidé d'en créer 4 nouveaux et de réaliser à chaque fois une dérivation pour contourner un ou plusieurs de ces barrages et,du même coup, abréger le trajet en évitant les méandres correspondants. 

l'ensemble des dérivations fait gagner 16,7 km sur le trajet et il est décidé que le "mouillage" c'est à dire la profondeur de l'eau, sera de 1,60 mètre ce qui permettra le passage de la plupart des bateaux existant à l'époque.

Les travaux ont commencé à Gray par l'extension des quais du port puis ont remonté la Saône progressivement. Quand ils atteignent Savoyeux, le trajet des nombreux transports qui se font par terre entre la Lorraine et la Saône se trouve abrégé de 20 km ce qui est un progrès important.

Vers la fin de 1844, tout est terminé et l'ensemble comporte, pour chaque dérivation, au moins une protection en amont par des portes de garde, au moins un pont pour accéder à l'île délimitée par le canal et le méandre de la Saône, une partie de canal rectiligne et à l'aval une écluse installée juste avant de regagner le lit naturel de la rivière.

Dans deux cas, la situation est plus complexe. le canal doit traverser une colline et nécessite donc le percement d'un souterrain. C'est le cas à Saint-Albin et à Savoyeux.

De Port-sur-Saône à Gray, les travaux de la période 1837- 44 voient les  53 km de parcours sinueux de la Saône réduits de 16,7 km par la construction des dérivations. Le parcours n'est plus que de 36,3 km, dont 12 de dérivation canalisée, comportant 1265 m de tranchée et 1419 m de souterrain. Cette situation sera complétée par les travaux de 1878 qui créera 4 nouveaux km de dérivation.

L'on peut parcourir au fil de la rivière:

- La dérivation de Port-sur-Saône.

- La dérivation de Scey-sur-Saône destinée à éviter des hauts fonds.

- La dérivation de Saint-Albin qui économise 7 km de parcours et fait éviter une multitude de gués et de difficultés de navigation. Elle comporte une tranchée amont entièrement maçonnée de 187 m de long, un souterrain de 658 m, une tranchée aval de 537 m.

- La dérivation de Soing qui permet l'accès facile à la route départementale à Rupt-sur-Saône.

- La dérivation de Charentenay qui raccourcit le parcours de 1,5 km.

- La dérivation de Savoyeux qui abrège le parcours de 4,1 km et se compose d'un souterrain long de 642,5 m et large de 6,55 m, est équipée d'un bassin servant de gare, d'une écluse avec sa maison éclusière datant de 1842, d'une porte de garde avec pont, de deux autres ponts dont un de chemin de fer et d'une importante maison des gardes terminée en 1844.

- La dérivation de Vereux qui fait éviter 1,5 km de hauts fonds.

- La dérivation de Rigny.

- Les travaux du port de Gray, terminés dès 1840 et qui prolongent les quais sur 600 m.

 

Et le canal de l'Est... alors!!!

25 ans après la fin des travaux dont nous venons de parler, éclate le guerre de 1870. A l'issue de la défaite de 1871, l'Alsace devient allemande. Pour des raisons stratégiques, le ministre Charles de Freycinet décide la construction d'un canal reliant la Lorraine, par Toul à la Vallée de la Saône. 

Il faut creuser un canal de Corre à Givet et, au sud, améliorer la circulation entre Corre et la Grande Saône essentiellement dans le département de la Haute-Saône.

Les écluses feront 38.5 m de long et 5.1 m de large et le mouillage atteindra 1,8 à 2 m pour permettre le passage de bateaux au tirant d'eau de 1,6 m pouvant transporter 250 à 350 tonnes de fret. Ces travaux seront terminés en 1878.

Le passage au "gabarit Freycinet" s'imposera à tous les canaux français par une loi de 1879 ordonnant pour toutes les voies navigables "la mise au gabarit de la péniche de 300 tonnes".

A l'occasion de ces travaux, deux méandres de la Petite Saône seront coupés par une nouvelle dérivation. On décide de les équiper d'une "écluse de garde", écluse qui reste toujours ouverte sauf en cas de crue.

C'est ainsi que sont crées:

- La dérivation de Cubry sur 1 km.

- La dérivation de Ferrière-les Ray d'un longueur de 3 km destinée à éviter le méandre et les hauts fonds de Queutrey. 

 

 

Et si l'on parlait enfin, entre Membrey et Mercey-sur-Saône, de la dérivation de Savoyeux!

Pour comprendre la dérivation de Savoyeux rien de mieux qu'un schéma

Pour comprendre la dérivation de Savoyeux rien de mieux qu'un schéma

Et une série de photos.

En arrivant par l'amont on voit le canal de dérivation à droite et la "Vielle Saône" à gauche.

En arrivant par l'amont on voit le canal de dérivation à droite et la "Vielle Saône" à gauche.

Sur la "Vieille Saône" le seuil de Seveux sert à maintenir le niveau et à alimenter le bief de l'usine (à droite)

Sur la "Vieille Saône" le seuil de Seveux sert à maintenir le niveau et à alimenter le bief de l'usine (à droite)

On entre (ou pas!) dans la dérivation par les Portes-de-Garde de Membrey couronnées par un pont et ouvertes...

On entre (ou pas!) dans la dérivation par les Portes-de-Garde de Membrey couronnées par un pont et ouvertes...

....ou fermées en cas de crue

....ou fermées en cas de crue

Le canal est longé par le "chemin de halage" où l'on peut héler des cyclistes de passage.

Le canal est longé par le "chemin de halage" où l'on peut héler des cyclistes de passage.

Le bassin du port qu'on appelait autrefois la gare.

Le bassin du port qu'on appelait autrefois la gare.

La maison des gardes de 1844 a encore fière allure vue du pont de Seveux...

La maison des gardes de 1844 a encore fière allure vue du pont de Seveux...

...mais il ne faut pas la découvrir depuis le carrefour d'Autet à Vaite !!!

...mais il ne faut pas la découvrir depuis le carrefour d'Autet à Vaite !!!

Depuis le belvédère en direction de l'amont, au dessus de la voûte on voit bien le canal au fond puis la tranchée maçonnée.

Depuis le belvédère en direction de l'amont, au dessus de la voûte on voit bien le canal au fond puis la tranchée maçonnée.

La magnifique entrée amont du souterrain est impressionnante...

La magnifique entrée amont du souterrain est impressionnante...

...et superbe dans la brume d'un matin de novembre.

...et superbe dans la brume d'un matin de novembre.

Au milieu du souterrain, dans les bois de Savoyeux, le puits qui a servi au creusement est conservé!

Au milieu du souterrain, dans les bois de Savoyeux, le puits qui a servi au creusement est conservé!

25 mètres plus bas, passent encore aujourd'hui 3000 à 4000 bateaux chaque année.

25 mètres plus bas, passent encore aujourd'hui 3000 à 4000 bateaux chaque année.

La tranchée côté aval est aussi spectaculaire que celle d'amont...

La tranchée côté aval est aussi spectaculaire que celle d'amont...

...mais l'ensemble est un peu moins pharaonique.

...mais l'ensemble est un peu moins pharaonique.

La tranchée est enjambée par le pont de la ligne de chemin de fer de Vesoul à Gray et par un pont de chemin vicinal.

La tranchée est enjambée par le pont de la ligne de chemin de fer de Vesoul à Gray et par un pont de chemin vicinal.

On passe devant la petite ,mais charmante, maison de l'éclusier...

On passe devant la petite ,mais charmante, maison de l'éclusier...

Et, juste après, l'écluse N°13 est au bout de la dérivation.

Et, juste après, l'écluse N°13 est au bout de la dérivation.

Elle ne cesse pas d'écluser depuis plus de 170 ans...encore et toujours...

Elle ne cesse pas d'écluser depuis plus de 170 ans...encore et toujours...

Encore 4000 bateaux cette année

Encore 4000 bateaux cette année

Puis...la dérivation rejoint sagement la Vieille Saône qui débouche à gauche en face du village de Mercey-sur-Saône.

Puis...la dérivation rejoint sagement la Vieille Saône qui débouche à gauche en face du village de Mercey-sur-Saône.

Mais pour les ouvriers du chantier de construction de la dérivation..la vie au bord de la Saône n'était pas un long fleuve tranquille!

La faible mécanisation des tâches imposait évidement un main d'oeuvre importante.  les documents d'embauche ont, pour la plupart, disparu et il est difficile aujourd'hui d'évaluer avec précision le nombre d'ouvriers qui ont travaillé sur le chantier de Savoyeux.

Les travaux ont duré du début de 1839 jusqu'à 1844 soit 6 années et, selon les périodes, les différentes sources historiques et méthodes d'estimation, ce sont entre 200 et 500 personnes qui étaient occupées.

Les journées de travail étaient de 12 heures 6 jours par semaine. Les hommes les plus qualifiés, maçons ou mineurs, percevaient 2 francs par journée de travail, les jeunes et les femmes...1 franc. De nombreuses petites entreprises, qu'on qualifierait aujourd'hui d'artisanales, étaient employées. La "sous-traitance" était la règle.

les ouvriers étaient enregistrés sous les fonctions de terrassiers, de mineurs ou de maçons et avaient été recrutés sur place à Seveux,  Savoyeux ou Mercey-sur-Saône ou venaient d'Allemagne ou de Belgique (en général les mineurs) ou d'Italie du Nord (la plupart des terrassiers souvent appelés "piémontais"). Les maçons constituaient une sorte d'aristocratie professionnelle et étaient limousins ou creusois.

Les groupes de différentes origines étaient souvent rivaux et les rixes fréquentes.

L'organisation syndicale des ouvriers commençait à poindre et était sévèrement réprimée.On trouve, dans les archives judiciaires, un jugement de janvier 1842 concernant "une coalition d'ouvriers terrassiers à Savoyeux".

Les conditions de travail à l'évidence étaient extrèmement difficiles. On peut lire dans la "situation des travaux" rédigée au début de 1843 et destinée aux autorités, les lignes suivantes:

"La situation grave et alarmante dans laquelle l'hiver avait jeté les travaux d'essai, déjà entrepris au souterrain, ont déterminé les ingénieurs à déployer sur ce point une grande activité. Les difficultés extraordinaires de ce travail, la mauvaise qualité du terrain, qui se décompose avec une grande rapidité, ont déterminé l'adoption du mode de régie."

Comte tenu des difficultés du chantier, les services de l'état avaient donc été contraints de  reprendre la réalisation des travaux sans faire appel à des entreprises extérieures. 

Dans les lignes suivantes du même document on lit encore:

"Les difficultés nombreuses qu'a offertes l'ouverture de la tranchée d'amont ont été surmontées. Cette tranchée et celle d'aval sont aujourd'hui (le 31 décembre 1842) maçonnées dans toute leur étendue. Il ne reste à faire que les têtes du souterrain et les rejointoiements de ces constructions importantes."

 

Il a fallu creuser...

Sur le passage de la dérivation existe une colline qui présente un dénivelé d'environ  25 mètres. Le creusement d'un souterrain s'est imposé comme à Saint-Albin.

En batellerie, on ne creuse pas de "tunnel" mais des "souterrains" ou des "voûtes". le mot "tunnel" est réservé au chemin de fer. Ceci-dit, il faut creuser quand même!

Pour creuser, les hommes les plus compétents sont les mineurs de charbon c'est pourquoi on les fait venir des pays miniers de Belgique ou d' Allemagne.

La technique consiste, comme dans les mines, à creuser un ou plusieurs puits verticaux alignés sur le parcours du futur souterrain (ou tunnel) puis à descendre dans chaque puits une équipe de mineurs et à creuser horizontalement à la rencontre les uns des autres.

On creuse en faisant éclater les roches avec des explosifs et les gravats sont évacués par la cheminée verticale et par les deux extrémités.

On commence par une petite galerie qu'on élargit progressivement en laissant des piliers judicieusement espacés qu'on élimine en fin de chantier. Ensuite, on fera consolider les parties fragiles par des voûtes de pierres de taille réalisées par les maçons.

Les puits verticaux sont ensuite rebouchés sauf certains qui serviront de ventilation. Il nous en reste un seul à Savoyeux, au fond duquel, à défaut de vérité toute nue, on peut voir passer les bateaux.

Creuser et bâtir n'a pas été une tâche de tout repos...mais la lumière est au bout du tunnel!

Creuser et bâtir n'a pas été une tâche de tout repos...mais la lumière est au bout du tunnel!

Et après...que deviennent les ouvriers?

D'autres grands chantiers se sont ouverts presque simultanément. Il a été question plus haut des fortifications de Langres et des nombreux forts qui ceinturent la ville. Il leur faut des bras même si les militaires eux-mêmes donnent de leur personne.

Le très grand projet de l'époque, présenté comme une véritable œuvre de civilisation est celui du chemin de fer dont une des branches de l'étoile, centrée sur Paris, va relier la capitale à la Méditerranée en passant par Dijon.

A une vingtaine de kilomètres au départ de la gare de Dijon en remontant vers Paris, chacun de nous est passé, et passe encore régulièrement, par un tunnel ferroviaire de plus de 4 km de long dit "de Blaisy" entre les villages de Blaisy-Haut et Blaisy-Bas.

Ce tunnel a été réalisé entre 1845 et 1851, juste après la fin des travaux de Savoyeux en utilisant la même technique de puits verticaux intermédiaires (22 dans ce cas).

A la lecture des listes d'ouvriers qui ont pu être étudiées, on constate que l'on retrouve nombre de ceux qui ont réalisé la dérivation de Savoyeux, des belges, des allemands, des piémontais, des auvergnats et des franc-comtois de nos villages.

A Membrey, on aime bien se promener aux "Portes de Garde"...au fait, c'est quoi ?
A Membrey, on aime bien se promener aux "Portes de Garde"...au fait, c'est quoi ?
A Membrey, on aime bien se promener aux "Portes de Garde"...au fait, c'est quoi ?

En écoutant attentivement, à travers le vacarme des pioches et des pelles, le hennissement des chevaux et le claquement des fouets, on pouvait déjà entendre parler presque toutes les langues de l'Europe...

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